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Le Blog de Nenesse
30 mai 2013

Extrait du livre "Une fièvre impossible à négocier" de Lola Lafon ...

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Si je parlais des contre-sommets antiglobalisation où de plus en plus de gens de toute la planète venaient dire « basta » face à des armées de flics-robocops meurtriers, de quelques copains qui partaient soutenir les Indiens du Chiapas, et que je souriais, animée, je sentais la réprobation. A « Étoiles Noires Express » on avait l'audace de s'amuser. La lutte n'avait l'air d'être acceptable qu'entourée d'une certaine morgue (c'est le cas de le dire) un peu lugubre. Si on s'amuse, c'est qu'on se fait plaisir. Se faire plaisir c'est trop ludique pour être utile.

La politique, ce gros mot d'une tonne, restera donc rangée entre deux animateurs de débats télévisés vissés à leurs siège qui tournent sur eux-mêmes.

Moi, je ne fais pas de politique, je me fais plaisir en donnant des coups de pied, petits peut-être, mais coups quand même, dans le béton dont la tête ne me revient pas. Les fissures apparaîtront peu à peu.

Ce monde-là, je leur dis, je cherche juste à le faire déraper, qu'il se casse la gueule au lieu de casser celles des autres. Sabotage. Infime c'est vrai, mais sabotage quand même. Et puisque j'ai compris qu' »il faut parler couramment la langue de ses ennemis pour être entendus d'eux, je parle en euros et en dollars : je créé des dommages matériels je leur coûte cher j'espère. Et leur panique, leurs vigiles les rideaux de fers qui se baissent précipitamment, leurs alarmes dès qu'une manif se promène par chez eux, me prouve que Footlocker, MacDo, Esso, le CIC, Renault, TF1, L'Oréal nous ont parfaitement compris,eux.

A la fin de ce dîner, un ami d'ami s'est tourné vers moi, sourire éclatant, et il m'a demandé : « Et qu'est-ce que vous feriez si vous étiez au pouvoir ? » J'ai renoncé à lui expliquer que le pouvoir on n'en pouvait plus de le tenir à l'écart de nos chemins. J'ai renoncé à lui dire qu'on ne se cherchait absolument pas une place aux côtés des décideurs et des maîtres du monde.

On ne veut plus qu'il y ait de maîtres du monde. Et on ne tient pas à passer à la télé. On ne sera pas je ne serai pas célèbre.

On n'est pas des ambitieux, on des imagineurs et rêver c'est un truc, un droit, dont on ne vous parle même plus je répondais. Puis, non je me contredisais, et je rajoutais : « On vous en parle de vos rêves, on vous dit de quoi rêver, de quelle couleur rêver, quel rêve acheter. On nous ordonne de rêver. Vous le voyez ça, non ? »

Mais j'étais « dépassée » et « utopiste ». J'aurais voulu expliquer l'absurde d'un système qui promet le « bonheur » aux utilisatrices d'un shampoing « révolutionnaire qui procure un vrai bonheur ». La perversité d'une obligation sans cesse répétée d'atteindre cet état de « bonheur » relié directement à un code secret de carte bancaire.

J'aurais voulu dire à tous mes amis « apolitiques » que c'était assez terrible de constater qu'ils trouvaient tous parfaitement légitimes qu'il y ait des sacrifiés à la Grande Économie, et que même jeunes, ils n'envisageaient pas qu'une autre organisation du monde, un petit changement d'ordre soient possible. Je ne cesserai jamais de m'émerveiller d'un système dont le pouvoir d'hypnose est tel qu'il arrive à faire accepter à la très grande majorité des gens que leur bonheur ici bas ils peuvent s'asseoir dessus s'ils n'acceptent pas que des millions de personnes y soient sacrifiées (en Inde, en Turquie, en Bulgarie ou aux Baumettes).

Ils ont échangé, plus tard dans la soirée, leurs impressions sur la dernière émission qu'ils avaient regardée, un talk-show d'actualité où un faux blond maximalement national était en parade électorale démocratique. Fascinés, heureux de le vomir, ils me racontaient ses jeux de mots à double sens, ses clins d’œil de verre mortifères. Le spectacle était bon, le Méchant était assez ignoble pour être hypnotisant. « Tu te rends compte, Landra, Durafour crématoire, il y a quelques années, et là, il … blablabla. »

Je leur proposait un rendez-vous le samedi suivant devant la clinique Ordener. L'info était sûr, ceux qu'ils adoraient haïr seraient là, en nombre ; il fallait être plus nombreux qu'eux.

Ils m'ont regardé sans poursuivre. J'étais « dangereuse », la « violence engendre la violence », ânonnaient ceux qui auraient suivi Joey Starr jusqu’au bout de la nuit aux Bains-Douches, rampant devant des vigiles pour pouvoir « en être ». Certains m'ont crié dessus, un peu violemment à mon goût : «  Il y a quand même d'autres façons d'agir contre le fascisme et l »ordre du monde, Landra, pourquoi t'as choisi des pauvres types qui cassent tout ? » « Putain je sais pas, les manifs on en tous fait, c'est un droit en France, gueule dans la rue mais ça, vos façons de … non ! »

Mes amis d'avant ne me trouvaient plus jolie du tout, je le voyais à la façon qu'ils avaient, plus la soirée avançait, de se rapprocher les uns des autres, de sorte que j'ai fini par être assise devant un petit Tribunal du samedi soir en Adidas vintage.

J'ai essayé de leur faire admettre d’une manif n'était qu'une autorisation de se révolter accordée pour le week-end entre 14 heures et 17 heures, de Bastille à République, entourée de CRS qui attendent que tu finisses ta petite pause de rébellion programmée par eux, et il se trouve que je n'aime pas qu'on m'autorise à exister et qu'on me dise quand rentrer chez moi la fête est finie.

Et vers minuit on parlait enfin de l'Indéfendable, selon eux, notre « violence ». Ma seule voix ne parvenait pas à passer au-dessus des leurs qui se superposaient comme pour ne jamais m'entendre.

J'ai pensé à la violence incommensurable des États, de tous les États : les Armes, les Licenciements, les Polices. J'ai pensé à un tout petit texte envoyé à la presse par différents groupes de Black Blocs que je n'allais pas leur réciter par cœur.

Ça faisait ça :

« Jour après jour l'ordre du monde produit diverses sortes de violence. Pauvreté faim exclusions la mort de millions de personnes la destruction d'espace vivants les arbres les océans. C'est exactement ce que nous rejetons.

Casser les vitrines des banques et des multinationales est une action symbolique.

On nous accuse de violence ?

Ce qu'on détruit ne sont que des objets inanimés, mais les paysans brésiliens, les rebelles mexicains, les enfants travailleurs de 7 ans, les mers du monde entier sont bien vivant eux, et leurs souffrances bien réelles.

Si des vitrines tremblent vous pleurez.

Vous restez silencieux quand des gens meurent. »

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Commentaires
F
Cette écriture lyrique est très réussie ! J'ai beaucoup aimé ce livre, mon avis ici https://femmesdelettres.wordpress.com/2016/10/12/lola-lafon-une-fievre-impossible-a-negocier-aout-2016-2003/
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